La Littérature et l'Athlétisme Les Huit cents mètres de Paul Martin
Extrait de "L'Orgue du stade" - 1924 chez N.R.F. éditeur.
par André OBEY
Il arrive sous le mur
jaune du stade de Colombes, le mardi 8 juillet, passé
trois heures, pour courir la finale du 800 mètres
olympique. Depuis la veille, il se répète une phrase
machinale : « Je cours le 800 des
Jeux » , une phrase qu'il ne digère pas, qui
lui « reste sur l'estomac » comme une glace trop
froide. 23 ans. Grand, mince, blond, souriant et discret. C'est un Suisse à hérédités françaises, avec une goutte de sang écossais dans les veines.. Deux hommes en lui, contradictoires : L'étudiant en médecine : sentimental par nature, sceptique par expérience. Applique à la vie l'observation médicale, inductive, et qui va patiemment, prudemment, du particulier au général. Les mouvements de lâme sont dorigine physiologique: L'athlète: aventureux, lyrique. Il sent vivre en lui un être secret que personne, pas même lui, ne connaît un être que crée l'effort athlétique, qui domine de haut le train-train journalier des organes, 1e transforme et le divinise, un être qu'il ignore, mais qu'il sent là, mystérieux et puIssant. Il apporte au stade ces deux frères ennemis. L'athlète pense: « Tout va bien. Tout est normal. C'est ainsi que je voyais les choses. J'étais sûr de courir la. finale du 800. » Mais l'étudiant : « Nous nageons dans l 'incohérence. Tu ne devrais pas être ici. C'est miracle que tu te sois qualifié hier, dans la demi-finale. Tu fus troisième à un cheveu devant Johansson. Rappelle-toi ! tu étais vanné. Stallard et Richardson t'ont eu comme ils ont voulu. Si maintenant tu fais réflexion que le temps de la demi-finale ne fut que de 1 minute 54 et que le 800 d'aujourd'hui ira beaucoup plus vite.. .Là. ..Tu vois ?; ..Tu sombres sous le ridicule. Va-t'en d'ici; tu n'es qu'un parvenu olympique. » Martin met d'accord à la cravache l'athlète et l'étudiant : « Que ce soit pour une raison ou pour une autre, dit-il, je cours le 800. C'est un fait.. Arrangez-vous avec ça. » Alors deux voix fusent ensemble : -Tu gagneras. -Tu seras dernier . Celle de l'étudiant, plus nette et plus forte, fait taire celle de l'athlète. Martin promène un corps en détresse le long du mur du stade, derrière quoi se célèbre un culte redoutable. Il lève lentement les yeux jusqu'au faite et murmure: « Amphithéâtre » avec une sorte de crainte. Il n'a rien d'un névropathe. Quand il souffre, il cherche un remède. Simplement. Il souffre : de froid,. d'inertie, de désunion interne. Le remède ? Le massage. Son corps sec et dur, écartelé de désirs contraires, veut le poids rassurant, la chaleur d'une paume huilée, flexueuse, habile à assouplir le muscle irrité, à pacifier la chair en révolte. Un couloir où le talon sonne. Un vestiaire à l'odeur rance. Il se déshabille avec une pudeur frileuse, hérissée, désagréable. Personne. Une électricité polaire fait de la solitude. Un veston accroché au mur, sous un chapeau mou, a l'air d'un « homme invisible » qui serait bossu. La salle de massage. Toujours personne. La table, en bois blanc, exige le patient, l'opéré, le cadavre, sous l'il globuleux d'une ampoule. A peine est-il entré que la lumière s'éteint en un claquement de plomb sauté. Noir absolu. II allume une « bougie de secours ». Puis il attend
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