Les coureurs de relais

Tous quatre lancés comme une seule arme,
comme une seule bête, comme une seule barque,
le plus grand à la poupe et le plus petit qui est
en avant,
et moi engrené au milieu, moi organe de ce
corps vivant,
et tous portant les mêmes couleurs,
et tous marqués de la même marque,
et tellement dans le couloir l'un de l'autre que
nous sommes trois qui ne sentons pas le vent,
nous entrons à petites foulées piaffantes en nous
tenant par les épaules.

Quatre et nous sommes un seul. La parfaite solidarité.
Un grand accord humain, si juste qu'il donne
envie de chanter .
Chacun de nous sur le corps des trois autres
exerce un droit de contrôle.
Sur mes mollets, parce qu'ils sont tiens, je te
reconnais un droit.
Tes muscles, tes nerfs, ta tête, cela me regarde
parce qu'ils sont à moi.
Si tu coupes le fil d'émeraude, ce sont quatre
qui gagnent, pas un.
Estime égale pour le moins vite et pour celui
qui va mieux.



Allons, prenons nos postes. Au revoir, petit
vieux! au revoir, petit vieux!
Vents, ne soufflez pas de face quand il sera dans
la ligne d'arrivée.

Je les vois, isolés, perdus, sur trois points cardinaux du terrain.
J'ai peur pour eux et non pour moi. C'est pour
eux que je suis éprouvé.
Comme ils sont à part de tous les autres, et
tellement plus! Comme ils sont miens !


Régulier. Ce n'était pas pour nous. Mais on
a fait tout ce qu'on a pu.
Personne n'a dit à Girardot que c'est à cause
de lui qu'on a été battus.
Et le bon honneur est assis dans les poitrines,
et l'âme est bonne comme le pain chaud et frais.

O maître de ma pensée, je prends votre suite
comme dans le relais.
Je pars du point où vous arrivez, avec l'avance
que vous m'avez gagnée.
Nous n'avons pas couru côte a côte, nous n'avons
pas fait ensemble le chemin,
pas connu la douceur de pouvoir dire: " Nous
aurons une seule et même foulée. "
Je vous ai ravi la flamme et j'ai fui. C'est à
peine si j'ai vu vos traits.
Et l'enfant qui m'attend plein de fièvre au terme
où finira mon relais,
à l'heure de l'arrachement suprême, quand j'aurai
tant besoin de bras humains,
à son tour me ravira ce que j'apporte et fuira
sans que j'aie senti sa main.

 

Henry De Montherlant

« Les Olympiques » 1924

 

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