A une jeune
fille victorieuse
Dans la course de mille mètres
Laissez-moi vous regarder sans parole, jusqu'à
temps que mon front s'abaisse,
Victoire qui aviez pour ailes l'amour de quinze
mille hommes debout !
Dès l'instant qu'à deux cents mètres du poteau
la course avec certitude fut pour vous,
notre clameur, comme une eau qui sourd, par
en dessous vous a soulevée.
Vous étiez portée dans des bras deux cents
mètres avant l'arrivée.
Et puis pâle, arquée en arrière par un extraordinaire
arrachement,
à la fin l'imploration des bras et le fil
entre les dents,
et moi mon programme dans ma bouche pour
pouvoir battre des mains à l'aise !
O valeur! O meilleure que les autres!
O merveille que vous soyez Française,
quand les Suédoises avaient abandonné, quand
les Américaines perdaient l'air,
quand la Tchèque était hors de course et
l'Anglaise un demi-tour derrière,
et soudain les quinze mille gouailleurs à cause
de vous se sentaient de France!
Mon coeur presse si fort ma poitrine que je suis
obligé de faire silence.
Fleur de santé ! Fraîche et chaude ! Fine et
forte! Douce et dure!
Exacte et pas falsifiée et telle que sortie
du ventre de Nature,
égale à moi et plus peut-être, si j'en crois je
ne sais quelle émotion,
je songe que je pourrais vous dire:
" Ma maison sera ta maison. "
L ' engendré-pour-le-devoir naîtrait du sang du
Sacrifice.
Dans le sein de la force des mères est assise
la force des fils.
O délivrance, enfin je trouve celle qu'on peut
ne pas dédaigner !
Qu'ai-je à faire avec ce qui ce traîne et
comment pourrais-je l'aimer ?
Dans mes bras, Française! Dans mes bras, la
coupeuse de vent !
Celle qui veut, celle qui dure, celle qui conçoit,
celle qui va devant,
la vierge aux épaules porteuses et qui vole
sans transpirer !
Dans mes bras, foulée de deux mètres, et les
quatre litres de capacité vitale !
Mais n'aurais-je pas soudain la sensation d'être
un vandale ?
Partez donc, ma belle fille, honneur de la chose
créée,
celle qui ne veut pas le nom de bien-aimée mais
de bien-admirée.
Je ne ferai pas battre ces cils. Je ne dénuderai
pas ce front.
Je ne troublerai pas cette eau que de moins
dignes un jour troubleront.
J'ai eu votre forme tout près de moi. J'ai été
pris dans votre parfum.
J'ai senti votre voix me presser comme une
petite main.
Je connais déjà trop de vous puisque je le
connais en vain.
Il est d'autres fleurs par le monde que je puis
sans remords faner.
Que la pointe de votre soulier touche la pointe
de mon soulier .
Que je regarde une fois encore frémir ce pli
sur votre cheville.
Et puis je reprendrai ma route, emportant dans
ce coeur
clos, qui fraîchit au creux de moi comme un
lac intérieur,
l'antique et vierge étonnement du barbare
devant la petite fille.
Henry De Montherlant
« Les Olympiques » 1924