La Littérature et l'Athlétisme

ILS ETAIENT VENUS

Extrait de Le Stade aux cents portes - Roman de 19.. chez Flammarion, éditeur.

par André, CAZANAVE

Ils étaient venus.

Ils étaient venus comme à une partie de campagne, en famille, avec des provisions pour déjeuner sur l'herbe. En montant la côte, les loustics avaient tombé la veste et semé sous les grands arbres des plaisanteries de dimanche banlieusard.

Les organismes s'imprégnaient d'allégresse. Se défroissant sur l'invite de l'air plus léger, dont le parfum de terre faisait frais aux narines après la grimpée, les demi-poumons renvoyaient au cœur un sang ébloui de l'aubaine. C'est pourquoi les papas chantaient, la canne sur l'épaule, et les mamans bavardes ne pensaient plus à crier après les gosses, qui repartaient s'égailler dans les fourrés après être venus mendier un bout de pain et de chocolat, parce qu'ils avaient faim déjà.

Mais malgré toute leur ardeur, ces troupes à l'assaut se tassèrent au ralenti devant l'entrée du stade de l'A.S.B., dont on eût ouvert la porte avec la clef du champ de manœuvres. Cette simple clôture de bois peint en clair représentait le pointillé d'un monde nouveau, la ligne du Tropique. Entre les échappés de Paris et les jeunes gens accourus pour les recevoir, il fallut le trait d'union de Grenet, de Larcher, de Riberolle, pour recréer l'atmosphère bellevilloise.

- Voici les vestiaires, voici les douches, voilà les sautoirs. De ce côté, les tennis ; là-bas, deux petits terrains pour les enfants, les mamans. Nous avons de grands ballons qui sentent bon, des balles, des cordes à sauter. Un jeu de boules pour les grands-pères. Toute la journée pour s'amuser, courir, se rouler dans l'herbe.

Comme le cheval hébété de servitude hésite et s'arrête lorsqu'on le débarrasse pour la première fois de son harnais, on doit lui donner des claques sur la croupe pour qu'il avance dans le vert pacage où il ne sait pas qu'il pourra faire des galipettes; il sent encore au poitrail le frottement des traits, sur les gencives la mâchure du mors absent, et pour un peu regretterait sa place entre les brancards luisants d'usure : de même le groupe indécis des citadins évadés tournait de ci, de là, ne sachant où aller. Les plus hardis visitaient les lieux, faisaient les types au courant, mais de temps en temps lançaient un, coup d’œil en coin vers les gars en maillot, vers les gars sans maillot, qui s'en donnaient là-bas.

Les gosses, conquérants de chaque jour, rois partout, furent les premiers à s'adapter.

- Il fait chaud. Viens ici que j'enlève ton tricot.

Bientôt les enfants entraînaient la mère à la poursuite des ballons. Des jeunes filles ambitionnaient le tennis. Parmi celles qui jouaient à rien, et riaient quand même d'être libres et échevelées, sournoisement venaient s'insinuer Nono, Jackie et son amie Hélène Nansot, monitrice chez Irène Popard : autour des trois jeunes femmes s'agrégeraient tout à l'heure les premiers atomes de ce qui devait être plus tard une constellation splendide : la section féminine de l'A.S.B.

Mais cela, Jackie ne le savait pas.

Et pas plus que Jackie, les pionniers du petit club ne savaient où les entraînerait leur premier geste.

Pour l'instant, on avançait à tâtons, dans cette action confuse qui inaugure toute initiative et que l'on nomme, après coup - avec des sourires de regret, parce que l'on y a laissé de la jeunesse et de la foi, deux chères denrées, - «  les temps héroïques ».

Jackie et Jean ne pouvaient calculer sur quel point de la rive inconnue viendrait atterrir le jet de l'arche dont présentement ils bâtissaient les fondations. Ils ignoraient que bientôt, après persiflages, querelles et apostolats, dix, vingt sociétés sportives déployées viendraient élargir l’œuvre de l'A.S.B.

Ils ne pouvaient pas avoir la vision, en surimpression, de cette grande journée que leur réservait la fin de l'été, et dont ils devaient conserver le souvenir comme l'on garde celui des quatre ou cinq moments, pas plus, que chacun de nous compte dans sa vie et qui seuls émergent, en définitive, de la suite inégale des jours. A leur soir de juillet devant la fenêtre du quai Voltaire, à leur nuit sur la plagette, un troisième joyau devait être joint, qui serait tel : sur cette mime pelouse, sur ce même terrain d'expériences hésitantes, les vaillants comitards de l'A.S.B., et entre tous Jackie, en brève tunique blanche, Jean et ses beaux muscles dorés, souverain en culotte de satinette, Dauban, Grenet, Klein, Le Goffic, Riberolle, tous muets et raidis d'émotion, seraient cueillis à l'improviste pendant la fête du Stade, encerclés par une ronde où mille et mille gratitudes exploseraient en chants et danses, éternels symboles de la Joie ; les mains unies aux mains, l'anneau géant, double, triple et quadruple, tournoyant sans fin autour du petit groupe des sauveurs, détacherait vers eux le plus petit chaînon, le chouchou, un môme rose et brun, naguère arraché à la mort par la Doctoresse Jeanpierre, repris et éduqué par Jean.

Dans un élan vers cette foule reconnaissante, Larcher élèverait le gosse sur sa paume triomphante, trouverait la force de crier en le montrant : «  Voici demain. »

Alors Jackie, tremblante sous les plis de la tunique, et serrée contre son amant :

Tu les as gagnés, petit, tes vrais championnats d'athlétisme.

De tout cela, aucun d'eux ne savait encore rien. C'était le premier jour, le commencement de tout. Il fallait épeler l'alphabet.

Après les enfants et les femmes, les hommes s'y mettaient. Malhabiles de leurs membres, en corps de chemise et pantalons, ils se mesuraient entre eux, se défiaient jovialement. Des courses s'organisaient. Quelques amateurs s'amusaient à sauter sans élan, dans un coin, pendant que la galerie, mains aux poches, regardait en discutant le coup.

Peu à peu, le système nerveux capta les souvenirs qui montaient obscurément des cellules. On se rappela avoir été jeune. Il y eut des rires, de la sueur, de la gaieté pour huit jours et des courbatures pour tout autant.

Les vêtements gênaient encore.

- C'est rudement mal commode, les chaussures, pour courir là-dessus. La prochaine fois, j'apporterai des sandales de toile.

- Moi, je me mettrai en maillot, faudra me dire où on les achète. C'est tout de même chic d'être à son aise, comme ces jeunesses.

Ils souhaitaient et appréhendaient l'heure où tomberaient leurs habits, où ils surgiraient hors de cet attirail comique, qui ne serait qu'un petit las de fripes dans l'herbe, au lieu de décorer un monsieur, un pauvre monsieur des villes, captif dans le béton, le verre étiré et les succédanés de la houille.

Mêlés fièrement aux sportifs de I'A.S.B., ils conversaient avec eux, en copains, les enviaient de ne pas être gauches quoique nus, d'avoir des bras qui faisaient office de bras, des jambes qui servaient de jambes. Ils s'étonnaient du hâle, croyant qu'on ne l'attrapait qu'en vacances. Ils regardaient les épaules, les courbes précises, la peau.

C'est très beau, de la peau d'athlète. Moiré, brillant comme du satin, et en appuyant dessus, ça pâlit et rougit tout de suite. C'est vivant. Ce n'est pas une prison, c'est un marché ouvert, une Bourse des valeurs sanitaires.

Ainsi ces hommes s'accoutumaient à la vie des corps. Péniblement, à travers les générations et les générations de civilisés, ils en arrivaient à démêler en eux-mêmes ce qu'il leur restait encore de véritable nature.

À la fin, l'un d'eux se risqua.

En lisière du bois, dans un renfoncement où les taillis avaient dessiné un carré d'herbe vibrant au soleil, il eut l'audace d'accomplir en plein air ce geste que, sauf un sur cent, nous n'avons plus qu'entre le lit et l'armoire à glace faire sauter sa chemise.

Il se trouva donc bras et jambes nus, et aussitôt crut sentir sa chair se hérisser contre un vent qui, en réalité, n'existait pas.

Il restait là, comme le gros insecte dont vient de se fendre la carapace de l'an dernier, et qui, vêtu de téguments amollis, vulnérable et humide, attend que ça sèche et prend des forces avant l'envol.

Il riait tout seul, s'étirait et se passait la main sur la nuque, en examinant autour de lui ces choses qu'il ne voyait jamais plus et dont, à présent, il se sentait si rapproché : l'écorce des hêtres, les rameaux, la feuille au ventre blanc qui virevolte soudain sans motif, pour le plaisir, et tout ce qui craque, sautille, gratte et grimpe dans quelques mètres carrés de terre d'avril. ,

Brusquement, il quitta ce berceau et marcha vers ceux qui I'attendaient.

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