La Littérature et l'Athlétisme

VAINQUEUR A OLYMPIE

Extrait d'Euthymos vainqueur olympique - Roman de 1924 chez Flammarion, éditeur.

par MAURICE, GENEVOIX

de l'Académie Française

Deux hommes, Théagènes de Thasos, Ekhékratidas de Chalcis, combattent encore avant le combat d'Euthymos. Pour lui, dans le sable brûlant, il s’est assis au pied du tertre ainsi que tout à l'heure il y plonge ses bras ; et cependant il règle avec prudence le rythme de sa respiration, un peu rapide encore depuis son dernier assaut, le conduit, l'alentit et l'apaise, en mène temps que se calment les battements trop forts de son cœur.

Milon, à son côté, regarde attentivement se frapper les deux pugilistes ; sans se tourner vers son élève, par intervalles, il prononce à mi-voix quelques mots : « Ekhékratidas est bête : il se tourne à ton gré du côté du soleil... il ne voit plus Clair... » Euthymos reconnaît les paroles qu'il entendit un jour dans le gymnase d'Elis. En même temps que sa propre force, il éprouve avec joie la clairvoyance de Milon. Il sourit avec lui ; il pourrait avec lui murmurer, de la même voix sûre d’elle même : « Son sang coule et se mêle à la sueur, au flamboiement rouge du soleil »... Il est aveugle, Ekhékratidas. Et Théagènes le poursuit ardemment, le frappe comme un forgeron, et du poing gauche, et du poing droit. Sur le torse massif, les meurtrissures éclatent en rouge floraison. Les poings de Théagènes sont durs : chaque fois qu'ils frappent, la même sombre fleur pourpre éclôt à leur choc redoutable. Et sur le visage d'Ekhékratidas, de sa paupière fendue, de sa lèvre déchirée, le sang ruisselle, épais et noir, englue ses yeux et poisse les mèches raides de sa barbe. Il souffle bruyamment, il mugit ainsi qu'un buffle ; parfois, levant sa lourde tête, il renifle son sang qui coule, et cependant il rit, d'un rire aveugle et bestial. Et Théagènes rit aussi, avec quelle fougueuse allégresse, quelle jeunesse triomphante. Encore, encore, ô Théagènes. Les genoux du colosse tremblent, son front s'incline. Le Thasien, reculant d'un pas, apprécie la distance, d'un coup d’œil plus prompt que la foudre, balance son poing, et frappe sous l'oreille, juste à la place où bat l’artère, Tenella. Le buffle est tombé. Et le soi a frémi jusque sous les pieds d’Euthymos.

- Théagènes, Théagènes. Euthymos !

Le nom du Locrien résonne avec celui de Théagènes. Les Hellènes l'ont vu debout, offrant ses bras à son alipte, qui resserre avec soin l'étreinte des fortes courroies. Ils se souviennent des victoires d'Euthymos, des coups terribles qu'il a portés au menton de Cydias, au ventre d'Hippomakhos. Ils admirent son calme hautain, et ce qu'il dissimule d'inébranlable et froide résolution.

- Euthymos. Théagènes. Euthymos !

Les voix se heurtent, les cris se croisent en bondissant. Derrière lui, Euthymos imagine les Locriens dressés, qui vocifèrent et qui se tendent vers son corps nu. Il ne distingue pas leur voix, et pourtant il les reconnaît entre toutes : quelque part dans la grondante arène, c'est comme un point sensible, d'où s'élancent vers lui il ne sait quels liens subtils, quels effluves émouvants.

Mais Euthymos veut oublier les Locriens ; il veut ne plus entendre le vacarme des voix entrechoquées. Il ne prie pas, car il a dit toutes les prières ; toutes les offrandes propitiatoires, il les a faites depuis un an : il sait qu'il n'a rien négligé, ni le soin de sa propre force, ni la faveur des dieux immortels. Depuis un an, il a conquis le droit de ne songer à rien, au seuil du combat décisif, qu'à une parole durcie de sens, armée de vertu favorable, celle même que Milon lui répète à voix basse, en le regardant dans les yeux : « Le plus tard possible, ô Euthymos. »

Divin Pollux, la trompette a sonné. De part et d'autre du tertre, au pied des escaliers étroits, les adversaires ont gagné leur place. Un coup de trompette encore : Euthymos monte les degrés herbus ; et devant lui, à mesure qu'il s'élève, Il voit à l'opposé du tertre s'élever la tête de Théagènes, et son buste, tout son corps vigoureux et fin.

Le voici donc, ce fameux Théagènes, qui sur ses épaules enfantines a porté à travers la ville la statue de l'Héraklès Thasien. Sa peau est blanche, d'une blancheur saine et chaude, ensoleillée ; ses muscles longs et pleins fondent leurs attaches en lignes atténuées, d'une exquise et pure douceur. Ses yeux brillent, enflammés d'une ardeur juvénile : ils épient Euthymos, et le frappent déjà d'un courageux défi.

- Avance, lui crie-t-il, homme rempli de prudence. Ce n'est plus un danseur que tu as devant toi, un beau danseur aux fêtes de Dionysos, Avance, petit Grec d'Italie. As-tu peur? Te souvenant du fort Ekhékratidas, de son visage mis en sang par mes poings, songes-tu que pareil sort t'attend ?... Avance, ô Locrien, ô mangeur de grenouilles. Ou faudra t-il, comme à un âne rétif, te planter un raifort au derrière ?

Quel démon possède Théagènes ? Le sang aux joues, les prunelles étincelantes, il ne cesse d'injurier Euthymos ; il bavarde, comme une vieille enfumée accroupie au coin du foyer. Euthymos l'attend en silence ; il ne bouge pas, ramassé sur lui-même, couvrant sa face et sa poitrine de ses avant-bras bien armés. Et ses yeux froids, liés aux yeux de Théagènes, vivent seuls, dans son visage immobile, un peu pâle, émouvant à force d'être impassible.

- Par Héraklès ! a juré le Thasien.

Dans ses prunelles, Euthymos a vu l'attaque. Si rapidement qu'ait frappé Théagènes, il a frappé trop tard : de ses paumes garnies d'un cuir épais, Euthymos a bloqué le poing vertigineux. Ils ont chancelé au choc, ébranlés l'un et l'autre, et Théagènes s'est couvert aussitôt ; mais nulle riposte n'a suivi son attaque, et dans ses yeux qu'il pénètre toujours, Euthymos avec joie discerne sa surprise inquiète.

Mais de nouveau la fougue de Théagènes l'emporte, et sa colère grandissante. Il raille, il injurie cet adversaire impénétrable et muet. Deux fois, trois fois, il frappe avec violence; et chaque fois, de ses paumes ouvertes, de ses avant-bras durs et cloutés de métal, Euthymos a bloqué les coups. Et pourtant, par Hermès, Théagènes frappe dur. Les poignets d'Euthymos, meurtris aux chocs terribles, se gonflent, douloureux sous les courroies serrées. Mais plus s'acharne Théagènes, plus il ferme sa garde, et la dresse devant lui ainsi qu’un mur aux pierres bien assemblées.

- Lâche . Lâche ! crie Théagènes. Ce n'est pas un cœur d'homme, mais de cerf, que tu caches dans ta poitrine.

Les Grecs l'entendent. Ils injurient eux aussi Euthymos, le soufflettent de leurs cris et le chassent vers le combat. Leur aigre clameur l'aiguillonne, ses reins frémissent, et dans ses poings s'amasse une force dont il craint de n'être plus maître, car la colère environne sa tête, obscurcit ses yeux d'un voile rouge. Mais juste au pied du tertre, dans le champ de son regard, Milon a passé lentement : et le brouillard dangereux se déchire, l'affolante rumeur cesse de gronder dans ses oreilles. Il se couvre de nouveau; il attend.

De même qu’un faucon, voyant du haut du ciel bouger les feuilles dans la clairière, fond comme la flèche rapide, les serres ouvertes et tendues pour frapper; mais il remonte avec un cri perçant, car ses ongles aigus ont glissé vainement sur la carapace d'une tortue : de même Théagènes brise ses attaques impétueuses contre le calme Euthymos, contre sa défense dure et froide. Il revient, et tournoie, et ne cesse de crier; sa voix s'étrangle de fureur ; ses côtes se soulèvent et son ventre se creuse, au gré de son souffle pressé. Vainement il multiplie ses coups et cherche à désunir, par ses attaques incessantes, la garde jalouse d'Euthymos : ses yeux limpides le trahissent, où transparaissent les mouvements de son âme, ses soubresauts désordonnés. Déjà ses poings faiblissent ; lorsqu'ils frappent à présent, tout le corps d'Euthymos vibre ainsi qu'un bel arbre, mais demeure ferme sur ses jambes. Il a toujours son visage impassible, un peu pâle ; mais ses prunelles fixées sur Théagènes s'aiguisent davantage, et brillent par instants d'une lueur acérée. Il voit sur le corps du Thasien, entre ses pectoraux rougis, couler une sueur abondante ; la sueur ruisselle sur ses joues, et tremble à son menton, en larges gouttes qui sans trêve se détachent,

- Chien! Chien ! hurle Théagènes. Je te ferai cracher les dents. J'écraserai ton nez sur ton visage. Il éclatera comme une tomate mûre, et ton sang giclera sur toi.

Il semble, en vérité, que Théagènes ait perdu le sens, que Zeus lui-même l'ait rendu fou : tantôt il tremble de fureur, et tantôt, écœuré, il laisse monter en lui une amertume fielleuse et molle. Une fois déjà ses mains sont retombées, trop pesantes à ses bras énervés, à son courage déclinant : Euthymos a bien vu l'ouverture ; il a failli bondir, et délivrer la force de ses poings. Mais il a pu, encore, se dominer..

Autour du stade continue de frémir la clameur insultante des Grecs. Il la perçoit, et n'en est pas atteint. Au-dessus du peuple innombrable, seul peut-être entre ces milliers d'hommes, il reste maître de soi-même; il va sur sa route volontaire, sans rien voir que cette route rigide, sans dévier.

Il n'est pas seul, pourtant : de nouveau, devant ses regards, Milon surgit et passe lentement. Ses yeux, d'un clin imperceptible, ont fait signe à Euthymos : « Va ». Et c'est une chose bouleversante, que la descente de ce corps immobile : Théagènes, justement, vient de bondir encore, chargeant à découvert avec une fougue exaspérée ; comme un bélier contre la porte d'une ville, Euthymos a lancé son poing droit. L'élan furieux de Théagènes a doublé la violence du choc de ce poing implacable. Avec un grondement joyeux, le Locrien charge à son tour. Théagènes flotte encore ; l'égarement emplit ses yeux, et l'angoisse de sa défaite qu'il a vue se dresser devant lui. A présent, il se couvre; il cherche à s'accrocher au corps de son rival : contre Euthymos on le croirait blotti, réfugiant sa tête au creux de la vaste poitrine. Mais Euthymos le saisit aux aisselles, et, raidissant son buste, il le repousse loin de lui, le contraint au combat et l'injurie d'une voix tonnante :

- Que disais-tu, femme de Thasos, ô bavarde ! Peur de toi, petite Grecque des îles, de ton pauvre caquet ridicule ? Ainsi dans ma maison jacassent les servantes, en broyant l'orge sous la meule.

Il frappe, et raille en même temps ; l'âcreté des paroles envenime les ardentes blessures que font fleurir ses poings sur le corps blanc de Théagènes :

- Que ta peau est blanche, petite ! Blanche, et rose sous mes caresses : par Pollux, Ekhéhratidas avait le sang plus généreux... Mais qu'ai-je vu, douce Théano ? Par Aglaure et la tendre Aphrodite, je t'en conjure, ne pleure pas. Tes larmes me font de la peine.

Des larmes, en effet, brillent aux yeux de Théagènes, larmes non de détresse, mais de juvénile courage. Il rassemble sa force, héroïquement revient sur Euthymos : et soudain la lèvre du Locrien saigne, et sa bouche brûlante s'emplit d'une mousse pourprée. Ce n'est rien. Le rire d'Euthymos sonne clair : il s'applaudit de sa longue prudence, songeant qu’un pareil coup, au début du combat, aurait pu lui coûter la victoire. A cette meurtrissure qui l'érafle, au lieu de le jeter à terre, il mesure lucidement la défaillance de Théagènes. Déjà la victoire est sur lui au profond du ciel bleu, il lui semble entrevoir le battement de ses amples ailes, le geste de ses bras élevant la palme triomphale. A coups de poings il s'élance vers elle, il la conquiert de ses poings terribles, à travers ce corps pantelant il martèle de grands chocs réguliers. Muet désormais, les dents serrées, il frappe : chaque fois que s'abattent les poings, la tête du Thasien oscille sur ses épaules ; il lève les bras, désemparé; mais il ne fléchit pas, refuse de fléchir, et dans ses yeux qui déjà se révulsent la vie se ranime de nouveau, et luit d'un courage obstiné.

La tempête des cris vole à travers le stade : elle passe sur les reins d'Euthymos, le rejette acharné, contre cet homme qui ne veut pas s'abattre, s'accroche, et se cramponne à lui avec un désespoir farouche, comme le noyé à l'épave. Une dernière fois, Euthymos le soulève, se déprend de l'étreinte crispée : Théagènes est devant lui, hâve et sanglant, les prunelles vivantes, mais debout... Debout pour un instant encore, car Euthymos va l'assommer. Il le contemple avec une émotion trouble et forte, où se mêlent la joie angoissée du triomphe, l'admiration et la pitié, mais que domine, car il le faut encore, une froideur agressive et lucide : il recule d'un pas, tout son corps semble se durcir, parcouru d'un balancement intérieur, effrayant. Il va frapper, quand tout à coup, devant ses regards stupéfaits, disparaît le corps de Théagènes.

Il n'en croit pas ses yeux, tant la chose a été soudaine. Cette grande ombre surgie, qu'était-ce donc ? Etait-ce forme mortelle, celle d'Iphidamas, l'alpite de Théagènes, qu'il voit à présent sur le tertre, soutenant, entraînant le corps blanc du Thasien ? Il doute encore ; quelque divinité peut-être... Mais parmi le silence qui vient de tomber sur le stade, la voix d'Iphidamas s'élève grave et forte :

- 0 toi, dit-il, Euthymos de Locres, Théagènes de Thasos, mon élève, te salue comme son vainqueur.

Et c'est, dans le cœur d'Euthymos, comme une digue qui se rompt : la joie l'envahit à longs flots ; le monde immense l'envahit, l'éblouissement bleu du ciel, la blancheur frémissante des manteaux, les éclats des fanfares et la clameur des voix.

Il se livre, éperdu, à l'ivresse de voir et d'entendre. Vainqueur ? Il est vainqueur de Théagènes de Thasos. Il cède à la mâle tendresse qui le pousse vers son rival ; il aime ses yeux qui déjà se raniment et brillent, son corps meurtri où veille un courage indomptable, et sa voix qui lui crie, vibrante :

- Jusqu'à l'olympiade prochaine, ô Euthymos.

Euthymos le veut ainsi. Il lève vers Théagènes, acceptant le défi, son bras droit victorieux, ganté de cuir ensanglanté. Mais la clameur du peuple l'appelle, les tridences des trompettes sonnant vers la tribune des juges : il descend, et traverse le stade. La main de Milon de Crotone s'appuie doucement à son épaule, et maintenant elle tremble de joie.

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